Ce soir là, il y avait encore quelques lampions qui pendouillaient dans un coin de la Nation. Le vent les ballotait par de lentes et douces saccades; pauvres balises maritimes malmenées par les flots. C'était un soir de semaine, cela n'a pas d'importance. Il n'y avait personne et de toutes façons, ce n'est pas le genre d'endroit où l'on traîne quoi qu'il en soit (même les manifestations ne voient que République).
René Clairavel titubait surement mais gentiment à la sortie de sa séance de ciné. C'était son petit truc du mardi, du jeudi et du vendredi soir. A dix-huit heures, il s'asseyait à une terrasse du boulevard Diderot, sans préférence aucune, et y restait jusqu'à la séance de 20h15. Après quoi, il se rendait à sa séance avec sa besace usée, alourdie par un passage préventif au rayon alcool de la moyenne surface locale. Il ne se posait pas le problème de prendre son billet éméché. Il s'en foutait, mais en plus il prenait son ticket d'entrée sur une machine, donc c'est beau dire. Impersonnelle et faîte pour que les tarés issus de trois générations incestueuses puissent s'en servir, même bourré il n'avait aucun problème à arriver à sa séance. Tout glissait de l'écran au fauteuil.
Le choix du film n'était pas non plus matière à longue réflexion. Il prenait son billet à la manière des jeunes couples qui ne veulent simplement qu'une obscure solitude pour eux-mêmes : le premier qui vient, voir sans trop de monde autour. Comme eux, René ne regardait le film que d'un oeil distrait. Aidé par ses verres, les sons s'entremêlaient en un grand spectacle qui avait plus d'une mise au point d'orchestre qu'autre chose.
Ainsi à l'extinction des lumières, il ressentait à chaque fois avec délectation ce retour en la matrice maternelle. Un point de psychanalyste de boulevard (Suchet) - certes - mais il était évident que René y retrouvait un sentiment de paix et d'abandon, tout originel. Dans un placenta d'alcool, sa vie, ses peurs et ses espoirs se diluait avec sa conscience profonde. Il baignait dans une poche protectrice qui n'était constituée que de lui-même. Il voyait tous ces sentiments qui d'habitude le rongeaient chaque jour former un halo, une mandorle irradiante et impénétrable, autour de lui. Comme si plusieurs couches de lui se révélaient, chacune pour faire rempart aux autres.
Quelques mois auparavant, et après une poignées de rendez-vous médicaux, il avait testé la chimio; il a vite arrêté. S'injecter une solution mortifère dans un lieu fait de plastique froid, autant en prendre une autre selon ces convenances, c'était-il dit. Il se souvenait attendre longtemps pour qu'on lui perfore le pli du coude et ensuite attendre encore pour, au final, revenir chez lui souffrant de tout son être. Un jour, il a décidé d'arrêter et de profiter. Si toute finalité est de passer une bonne partie de la journée autour, dans ou sur les toilettes, autant s'empoisonner avec euphorie.
Son médecin n'a rien dit quand il lui a annoncé ne plus vouloir continuer la chimio. Il se demandait toujours si sa résignation avait été acquiescée par son praticien ou bien si ce dernier en avait juste assez assez de voir une société morbide obsédée par la sur médication et de voir que son expertise ne valait plus rien aux yeux du monde de l'individualité numérique. René Clairavel se posait ces questions grâce à cette empathie qui avait, jusque là, caractérisé sa vie Il n'avait jamais étés fan des traitements médicamenteux, et cela faisait déjà fort longtemps qu'il avait compris qu'internet était une back-room fatiguée un dimanche matin après une soirée scato si on voulait un temps soi-peu de vérité.
Après ses séances, il se couchait comme on tombe au combat. Face contre matelas, avec extinction immédiate des feux. S'en souviendra-t-il le lendemain matin? Pas plus que les jours, mais pour lui tous les jours étaient semblables. Il était heureux; heureux au réveil de pouvoir recommencer et pouvoir profiter d'une nouvelle journée selon ses termes. Il pouvait, comme il l'avait toujours rêvé, envoyer chier les jeunes précaires sous-payés rassemblant des promesses de dons à la sortie des métros, faire de même avec les médias qui voulaient prendre son temps et son énergie, il n'était plus rien; la maladie l'avait mis dans une catégorie intouchable et invisible de la société et désormais il ne devait plus rien à cette dernière.
Pour un peu, il pensait, quelques fois, à admirer le monde brûler façon Walhalla et emporter la fange au loin; tout comme le lycéen hormonal fantasme sur sa prof, cette pensée était une occupation passagère. Non, René Clairavel aimait le monde. S'il celui-ci n'était rien, il n'était pas plus. Il faisait partie d'un grand Tout en lequel certaines particules partent avant les autres, mais c'est bien la seule chose qui les différencie.