jeudi 4 août 2022

Au loin

 



Chaque matin, lorsque Charles se réveillait, un monde nouveau s'ouvrait à lui. Sa chambre était lumineuse et calme, été comme hiver. De son lit, il pouvait voir le jardin en contrebas s'étendre à travers les feuillages.

A côté de lui, posé sur la table de nuit, un livre de facture ancienne. Il n'avait plus sa couverture souple ornée de couleurs délavées. Charles pouvait voir à sa reliure que le livre avait quelques décennies avec son ton bleu pastel, imitation tissage. L'auteur ne lui disait rien, le titre non plus d'ailleurs : La crique aux tortues par W. H. Parker.

Il s'imaginait déjà sur une île tropicale au bout du monde et des océans. Le jardin au-delà des vitres était fait d'herbes tondues, de buis et de frênes, Charles le savait : cette crique ne pouvait qu'être loin d'ici. Il pouvait sentir le soleil irradiant réchauffer sa peau légèrement plissée et rugueuse sans même fermer ses paupières. Abrité à l'orée de la mangrove, le son des vagues se répandant sur le rivage apaisait l'insidieuse moiteur à laquelle il n'était pas habitué. Il savait que par delà quelques pages et la crête au loin, il allait sentir le rhum et sa sucrosité ensoleillée au détour d'une taverne à la façade rongée par les embruns. Il voyait déjà le port fait de planches blanchies par le soleil, de baraques branlantes et sombre le long desquelles déambulaient des matelots aux allures équivoques.

Dès les premières pages, Charles se voyait en Thomas Bucket, le jeune mousse qui s'était vu offrir une place sur le Princess Virginia un soir d'automne.

Chaque jour, Charles retrouvait un monde d'aventures entre les pages légèrement jaunies par le temps. Il y avait des langues étranges, des animaux exotiques et des milliers de trésors enfouis plus ou moins maudits.

Plongé dans sa lecture, Charles ne le voyait pas mais Eve pleurait presque chaque jour à ses côtés.

Comme une routine, elle venait s'asseoir à côté du lit de quatorze heures à seize heures. Sans un mot, elle regardait Charles et pleurait. Malgré les mois et les saisons, ses larmes ne s'appauvrissaient pas. Elles tombaient comme les feuilles d'octobre.

Silencieusement, elle pleurait devant son père absorbé par sa lecture. L'homme qu'elle avait toujours admiré n'était plus que l'ombre de lui-même.

Les journées se répétaient à chaque réveil et il restait ainsi prisonnier de son monde. Depuis longtemps, la réalité n'était plus qu'un vague point lointain dans son regard. Elle était comme son marque page qu'il n'utilisait plus.

Chaque soir, quand Eve quittait l'hôpital pour rejoindre ses enfants qu'il n'avait jamais vu, Charles refermait, à quelques lignes près, son livre sur la description du phare de son île.

Chaque soir, il s'endormait en rêvant à cette lumière éclairant le néant depuis son petit bout de terre rocailleux. Bercé par les soupirs des vagues, son esprit fatigué s'affaissait peu à peu face au sommeil naissant sous l'hypnotisant flambeau qui chaque soir luisait pour lui.

Aucun commentaire: