Chaque matin, lorsque Charles se
réveillait, un monde nouveau s'ouvrait à lui. Sa chambre était
lumineuse et calme, été comme hiver. De son lit, il pouvait voir le
jardin en contrebas s'étendre à travers les feuillages.
A côté de lui, posé sur la table de
nuit, un livre de facture ancienne. Il n'avait plus sa couverture
souple ornée de couleurs délavées. Charles pouvait voir à sa
reliure que le livre avait quelques décennies avec son ton bleu
pastel, imitation tissage. L'auteur ne lui disait rien, le titre non
plus d'ailleurs : La crique aux tortues par W. H. Parker.
Il s'imaginait déjà sur une île
tropicale au bout du monde et des océans. Le jardin au-delà des
vitres était fait d'herbes tondues, de buis et de frênes, Charles
le savait : cette crique ne pouvait qu'être loin d'ici. Il
pouvait sentir le soleil irradiant réchauffer sa peau légèrement
plissée et rugueuse sans même fermer ses paupières. Abrité à
l'orée de la mangrove, le son des vagues se répandant sur le rivage
apaisait l'insidieuse moiteur à laquelle il n'était pas habitué.
Il savait que par delà quelques pages et la crête au loin, il
allait sentir le rhum et sa sucrosité ensoleillée au détour d'une
taverne à la façade rongée par les embruns. Il voyait déjà le
port fait de planches blanchies par le soleil, de baraques branlantes
et sombre le long desquelles déambulaient des matelots aux allures
équivoques.
Dès les premières pages, Charles se
voyait en Thomas Bucket, le jeune mousse qui s'était vu offrir une
place sur le Princess Virginia un soir d'automne.
Chaque jour, Charles retrouvait un
monde d'aventures entre les pages légèrement jaunies par le temps.
Il y avait des langues étranges, des animaux exotiques et des
milliers de trésors enfouis plus ou moins maudits.
Plongé dans sa lecture, Charles ne le
voyait pas mais Eve pleurait presque chaque jour à ses côtés.
Comme une routine, elle venait
s'asseoir à côté du lit de quatorze heures à seize heures. Sans
un mot, elle regardait Charles et pleurait. Malgré les mois et les
saisons, ses larmes ne s'appauvrissaient pas. Elles tombaient comme
les feuilles d'octobre.
Silencieusement, elle pleurait devant
son père absorbé par sa lecture. L'homme qu'elle avait toujours
admiré n'était plus que l'ombre de lui-même.
Les journées se répétaient à chaque
réveil et il restait ainsi prisonnier de son monde. Depuis
longtemps, la réalité n'était plus qu'un vague point lointain dans
son regard. Elle était comme son marque page qu'il n'utilisait plus.
Chaque soir, quand Eve quittait
l'hôpital pour rejoindre ses enfants qu'il n'avait jamais vu,
Charles refermait, à quelques lignes près, son livre sur la
description du phare de son île.
Chaque soir, il s'endormait en rêvant
à cette lumière éclairant le néant depuis son petit bout de terre
rocailleux. Bercé par les soupirs des vagues, son esprit fatigué
s'affaissait peu à peu face au sommeil naissant sous l'hypnotisant
flambeau qui chaque soir luisait pour lui.